RETOUR

Mini nouvelle sur le thème d’une ville française que j’ai écrit il y a quelques temps pour un concours. Elle n’a pas été primée, mais je souhaitais tout de même la partager.


Emmitouflée sous un plaid et installée sur mon canapé de tissu gris du dix-huitième arrondissement viennois, je sirote un déca en écoutant « Take me Home, Country Roads » de John Denver. Nous sommes le onze décembre 2020, le ciel est déjà noir derrière la seule et unique fenêtre de mon appartement du rez-de-chaussée qui donne sur la rue. Je sais qu’il neige, je l’ai vu sur internet. Le diffuseur d’huiles essentielles répand une odeur de menthe poivrée dans mon 22m² carré à la lumière tamisée. Je fais une pause dans la rédaction d’un de mes dossiers pour l’université ; complètement irresponsable considérant le retard que j’ai accumulé en cette fin de semestre. J’alterne entre les onglets ouverts sur mon ordinateur, relisant brièvement quelques lignes par-ci par-là, comme s’ils allaient m’indiquer quoi faire. Comme s’ils allaient écrire pour moi. Comme s’ils allaient m’assurer mon avenir. Perdue dans mes pensées, je sursaute en entendant quelque chose tomber sur ma gauche. Je me retourne, le cœur battant et constate qu’il ne s’agit que d’une photo qui s’est décrochée du mur. Je me penche dans l’interstice entre le sofa et le mur, tend la main vers le sol et ramasse le précieux petit morceau de papier. Sur mes murs ne sont accrochées que deux photos : une de mes arrières-grands-parents prise il y a plus de quinze ans dans leur jardin d’alors, et une qui represente ma soeur et moi, âgées de moins de dix ans, je ne saurais pas dire exactement, debout toutes les deux, souriantes, habillées comme des jumelles d’un tshirt rouge et d’un pantalon jaune, devant la fontaine Charle de Gonzague de notre ville natale : Charleville-Mézières. C’est celle-ci qui a heurté le sol en me sortant de mes rêveries.

Je la contemple, du bout des doigts. Qu’est-ce qu’elle était mignonne avec sa petite frange blonde et ses toutes petites sandales à ses minuscules pieds d’enfant… Ca la ferait sûrement rire un peu de revoir ce visage si innocent. Nous n’avions pas tant changées, elle et moi. Physiquement, j’entends. N’importe qui nous reconnaîtrait aisément. Je n’avais pas pris le temps d’observer cette photo depuis longtemps. Elle était épinglée à la vue de tous depuis plus d’un an, et avait rejoint le décor comme tant d’autres babioles que j’avais achetées lors de mon emménagement. Je la savais là, tous les jours je passais devant, lui jetai peut-être un regard de temps en temps sans jamais ressentir la valeur sentimentale que son aura dégageait. On s’habitue aux choses précieuses avec une facilité déconcertante et c’est avec regret que je le constatais une nouvelle fois. To the place I belong…

L’histoire de cette photo s’est perdue dans les méandres de la vie. Je n’en ai aucun souvenir, aucune sensation, aucune image, rien. Elle me rappelle une autre qui je sais existe de nous en train de lécher une glace à ce même lieu. Plusieurs fois j’ai eu l’idée de reproduire cette situation, comme tant d’autres gens sur les réseaux sociaux. Idée clichée, mais amusante et touchante. On ne devrait pas se formaliser de ces choses que tout le monde fait pour suivre l’effet de groupe. Après tout, si on le fait tous, et que ça se perpétue, c’est qu’on y trouve quelque chose de nourrissant et d’apaisant. All my memories gather ’round her…

La dernière fois que je m’étais retrouvée en face de cette fontaine de Gonzague me paraissait une éternité. Janvier 2020, il y avait presque un an. Où étaient passés ces onze derniers mois ? Le Temps les avait grignotés avec réticence avant de les avaler d’une seule bouchée en laissant des miettes sales puis de s’enfuir comme un voleur. J’avais atterri à Paris Charle-de-Gaulle dans l’après-midi avant de faire le trajet en train jusqu’à la gare de Charleville-Mézières, située en centre-ville. La voix de la SNCF qui annonce l’entrée du train en voie 2 m’avait arraché un battement. Il est de ses sons qui prennent par la main, font valser sous des airs de nostalgie avant d’empoigner par la gorge et de faire suffoquer jusqu’à l’étouffement. Ce n’est pas contre toi, Simone, c’est contre le passé. Je ne t’en veux pas. J’étais descendue du train avec ma valise qui commençait à peser son poids, j’avais descendu les escaliers pour passer sous les rails et rejoindre la sortie, je tendais de descendre mon niveau d’angoisse à quelque chose de raisonnable avant de remonter les marches et de chercher mon père des yeux. Une embrassade comme d’habitude, « ça va ? », « je suis garé sur le parking », on prend cette direction en suivant le flot de passagers, « ça a été le voyage? », j’acquiesce, « il fait pas chaud… », je remue la tête. Je suis fatiguée. C’est partiellement faux. Il prend mon fardeau, le dépose dans le coffre, je m’installe côté passager tandis qu’il va régler le ticket.

 Je souffle, l’air sort de ma bouche et s’évapore en essayant d’emporter mes appréhensions mais elles sont trop lourdes. Il revient et nous démarrons en direction de la maison ; pas la sienne, celle de maman et des chats. Nous avions fait ce trajet des milliers de fois et chaque fois il me semblait interminable. Nous longions les voies du train, passions devant l’hôtel Le Dormeur du Val avant de tourner à gauche devant le lycée Chanzy où j’y avais fait mes trois ans et obtenu mon baccalauréat mention assez bien, puis de prendre de nouveau à gauche pour remonter l’Avenue Forest et de poursuivre en direction de l’Avenue D’Arches, de l’hôtel de ville, puis la « rue du Pédro », et rouler sinueusement jusque Mohon. Une quinzaine de minutes, tout au plus, où les minutes perdaient leur sens. Dans cette voiture, c’était toutes mes existences qui se surperposaient pour n’en faire plus qu’une, un réceptacle trop petit pour ressentir tant de choses d’un seul coup. Mes yeux voyaient le paysage défiler sans le regarder pour de vrai ; je voyais des souvenirs, je voyais les idées que je m’en étais faites depuis mon départ, je voyais parfaitement mon spectre arpenter ces rues dans une habitude qui m’apparaît maintenant déconcertante ; la friterie sur la place de l’hôtel de ville pour les fins de semaine à apaiser, le café « Français » où nous prenions nos petits-déjeuner avant avec papa, les deux ponts où frissonnent des drapeaux qui ont été source de multitudes de conversations géographiques houleuses sans jamais qu’on vérifie qui a raison, la Médiathèque Porte Neuve grâce à qui j’ai satisfait mon besoin de lecture quand j’étais en primaire, le docteur rue Saint-Louis où nous avons patienté des heures éternelles en hiver, les différents arrêts de bus TAC dont je connaissais les noms par coeur et notamment ceux de la ligne 1 direction Bellevue-du-nord, l’auto-école où j’avais raté mon permis B deux fois, l’épicerie du Petit-Pont que tout le monde connaissait mais où on achetait jamais rien, la boutique où on avait trouvé la pierre tombale pour mémère, le parc où j’attrapais des Pokémon… la maison. Radio reminds me of my home far away…

John Denver s’était tu. Je refais le chemin dans ma tête comme lorsque je le faisais à pieds les jours où le bus me paraissait être une épreuve insurmontable pour me projeter de nouveau devant cette fameuse fontaine de Gonzague. L’eau s’écoulait comme d’ordinaire de la bouche des créatures mythologiques taillées dans le marbre. J’étais appuyée sur la bordure de pierre, où je relus pour la énième fois le petit écriteau « eau non potable » avant d’inspecter les papiers noyés au fond du réceptacle. Charles de Gonzague, duc de Nevers, duc de Rethel, trônait fièrement sur son piédestal, méditant éternellement sur son œuvre et sur ses descendants qui ne prenaient même pas la peine de prononcer son nom en entier et qui jetaient leurs ordures dans son maigre mémorial.

J’étais un fantôme dans ces rues fraîches de début d’année. Habillée tout en noir, j’étais là pour acheter un livre à Rimbaud, unaniquement reconnue comme la seule librairie de la ville. Quel livre ? On ne le savait jamais. On allait à Rimbaud parce qu’on était appelé par la chaleur de ses rayonnages et on en ressortait toujours tiédis en profondeur. Ce refuge avait son équivalent estival ou le musée de l’Ardenne qui rafraichissait nos âmes dégoulinantes, fondues par le soleil trop rare pour qu’on s’y habitue jamais vraiment. C’était un endroit paisible, isolé sous les arcades de la Place Ducale où étaient exposés les vestiges archéologiques de la région. Mais personne n’y allait véritablement pour les voir ; « T’es allée au musée de l’Ardenne ? Tu t’ennuyais tant que ça, dont ? ». C’est pourtant un véritable petit cocon de sérénité intimiste où le monde n’existe plus, où il est rare de croiser un autre et où il est possible de dialoguer paisiblement avec les réminiscences des générations qui nous ont construites.

J’effleurais lentement les pavés de la rue piétonne, comme pour en ressentir l’écho dans mes pieds et sa résonance jusque dans mes valves cardiaques. Clac, boom, clac, boom. Un échange vital de concert. L’énergie qui m’a nourri, c’est celle-là. Combien de fois avais-je foulé ce sol en le prenant pour acquis ? En oubliant de l’écouter ? De la regarder ? Charleville-Mézières était particulièrement jolie au printemps ; elle revêtait sa douce robe chatoyante et se débarrassait enfin de son minable couvre-chef grisâtre. Elle n’en demeurait pas moins morose, sans que ça n’enlevât rien à sa beauté. Les parents autorisaient de nouveau leurs enfants à sortir sans écharpe et consentaient à s’engager dans de brèves promenades rituelles au détour desquelles les joues rosées de leurs marmots finissaient couvertes de pâte à tartiner tandis que la gaufre sacrée achetée dans cette même rue piétonne se dissolvait dans l’estomac des pigeons déjà trop rondouillets. La répétition des saisons était une mécanique bien huilée particulièrement remarquable dans les villes moyennes où chaque petite chose était à sa place. Une boîte à musique remontée chaque premier janvier par les mains lassées du Temps, emprisonné par l’habitude. C’était à cause de ça que j’étais partie. Je ne supportais plus la mélodie indigeste de la monotonie.

En passant devant la pharmacie Gonzague – évidemment – je remarquai que les poèmes écrits en craie blanche sur les vitrines des magasins en perdition n’avaient toujours pas été effacés. L’ancienne boutique de La Halle était couverte de syllabes inconnues. Je calquais les mots sur mon téléphone pour effectuer une recherche rapide. Contre toute attente, la poésie rimbaldienne n’avait pas le monopole du verre. Il s’agissait du poème In Memoriam de Léopold Sédar Senghor.

« C’est Dimanche.

J’ai peur de la foule de mes semblables au

visage de pierre.

De ma tour de verre qu’habitent […] tes

Ancêtres impatients,

Je contemple les toits et collines dans la

brume.

Dans la paix. Les cheminées sont graves et nues. »

Je souris à l’ironie du choix de cet artiste de rue. Je pouvais me le représenter, une nuit, vacant, peut-être une bière à la main, récitant doucement, une cigarette au coin des lèvres, et sa craie dans l’autre main en train de peindre ses tourments sur cette façade. Le lien entre lui et Rimbaud, semblables dans leur douleur, était presque beau. D’une beauté littéraire et fantasmée, un peu irréelle et rassurante. Que quelqu’un ait écrit ces vers en plein jour, sobre, heureux et conscient de ses actes ne me convenait pas. Ça enlevait tout le charme de ces mots spectraux qui apparaissaient au lever des rideaux métalliques. De long en large, Charleville-Mézières étaient un cahier gribouillé des réminiscences de Rimbaud ; des fresques, des graffitis, des lieux de mémoires, rues et avenues, des commerces, des établissements scolaires, des lieux de culture, des cafés-restaurants et spécialités dispersés dans toute la ville immortalisaient le poète et l’oeuvre de sa courte existence. On grandissait tous avec Arthur comme grand-frère. Au détriment de Charles de Gonzague… C’était une ville où la littérature irradiait et libérait les êtres. Où la poésie vous renversait brusquement et contrariaient ces pensées brouillon qui érigeaient patiemment les murs d’une timide forteresse intérieure. Où tout finissait par faire sens.

Je rejoins la place Ducale et décidai de passer à Rimbaud sur le chemin du retour. Son architecture carrée demeurait aussi somptueuse que dans mes souvenirs. Le carrousel l’habillait élégamment de son chapiteau rayé et donnait le charme si coutumier des grand-places. En son centre avait été installée une minuscule fontaine qui servait davantage de piscine aux pigeons et aux chiens en promenade que de pièce maîtresse embellissant l’endroit. Je m’étais toujours demandé ce qu’elle faisait là et qui avait eu une idée aussi ridicule. Les carolos l’utilisaient comme point de rendez-vous et juraient par « On se rejoint à la fontaine? ». Il n’était jamais question de quelle fontaine il s’agissait. Finalement, c’était peut-être ça, son histoire et son objectif ; rassembler. Trois autres rues divisaient la place symétriquement, respectivement nommées : « la rue piétonne, la rue à gauche de la rue piétonne, la rue à droite de la rue piétonne et la rue en face de la rue piétonne ». La cloche de la mairie sonna sur ma gauche et je tournai la tête dans sa direction ; 14h00. Le son me vrilla le coeur une fois de plus. L’endroit était désert alors que tout un flot d’images et de visions prirent possession des lieux. Le banc, le marché de Noël et la patinoire, les bacs à sable et les jeux d’eau, les jardins de fleurs, divers amis m’attendant debout tolérant de mon impossible retard, le festival mondial des marionnettes et ses flots d’invités qui transformaient cette petite goutte d’eau en océan agité d’humains curieux, les illuminations nocturnes et les balades atemporelles en bonne compagnie. J’avais le sentiment d’avoir tant perdu, mais j’avais tort. La place avait conservé toute mon âme précieusement dans son écrin de pierres. Je n’avais qu’à revenir pour qu’elle me la rende, que je fasse un constat de son existence, de mon existence, que je le dépoussière suavement avant de la lui confier de nouveau. Les lieux sont les gardiens de l’histoire des Hommes.

L’eau de la Meuse s’écoulait doucement sous mes pieds. Je m’étais accoudée à la rambarde du pont, le regard mécaniquement fixé sur les minuscules remous que provoquait le courant en traversant l’ancien moulin qui constituait désormais le musée Rimbaud. Ce n’était pas la première fois que mon esprit s’égarait ici mais ce creux sous la bâtisse m’attirait à chaque fois que j’empruntais ce passage lors de mes vagabondages en direction du Mont-Olympe. On rejoignait ce trou de verdure en empruntant la « rue en face de la rue piétonne », tout droit jusqu’aux péniches. Elles étaient effectivement toujours amarrées au même endroit, comme des petits paquets de voyage flottant dans l’attente. Ce pont gigantesque, communément appelé « le pont pour aller à la piscine » offrait une vue splendide du fleuve et des arbres qui le bordaient. Au loin, d’un côté, la ville, et de l’autre, l’infini et ce que je percevais autrefois comme la sortie, le bout du tunnel. Je relevai la tête et effectuai un demi-tour pour détacher mes yeux de l’hypnotique mouvement aquatique. Je continuai jusqu’à l’énorme horloge florale qui n’avait pas encore été replantée si tôt dans l’année à cause des températures. Elle dominait la ville de sa hauteur mais donnait rarement l’heure exacte. Le temps n’avait pas d’emprise dessus.

Je m’orientai ensuite à gauche et m’engageai sur le chemin de terre que j’avais tant parcouru dans mon enfance lors des chaudes soirées d’été avec papa et ma sœur. On sortait en fin de soirée quand il faisait déjà noir et on se promenait le long des quais, des terrains de pétanque, des parcs de jeux, on mangeait des glaces et on jouait à s’attraper. Les animaux nocturnes semblaient souvent ne pas s’en soucier, comme s’ils savaient que ça faisait partie de notre histoire. J’avais vu cet endroit sous la neige comme pendant la canicule et l’avais exploré avec tous les êtres les plus chers. Des amis de longues date que je ne voyais qu’une fois par an, des amis avec qui ce parcours était habituel et signe que le monde tournait rond, des amis le jour de mon anniversaire, des amoureux et amoureuses aussi avec nos mains enlacées pour la première fois et nos baisers volés, des amis d’autres villes en visite à qui j’expliquais ces sensations, ma famille… et de nouveau avec moi-même. Tous ces pas foulés, je les visualisais. Je pouvais baisser les yeux, les voir aussi clairement que dessinés à l’encre sur le macadam. Je pouvais les suivre, les laisser me guider, donner la main à ces fantômes qui m’accompagnaient de leurs auras bienveillantes. Jusqu’où ? Jusqu’où allais-je, ce jour-là, perdue dans mes souvenirs ? Rimbaud n’était qu’une excuse pour rentrer à la maison. J’avais juste envie de rentrer à la maison.

Je fis le chemin inverse en longeant la Meuse, la traversant et remontai la “rue en face de la rue piétonne”, la rue du Moulin et me retrouvai de nouveau dans le cœur de la vieille ville. Je déambulais sous les arcades près de la mairie, évitais de justesse les adolescents confiants qui faisaient semblant de ne pas me voir, m’arrêtais un bref instant devant le Garden Ice Café où j’avais invité mon petit-ami pour un café, l’année précédente avant de grimper les marches qui se présentaient à moi. En haut de la première volée m’attendaient trois visages dorés sculptés dans le mur de pierre, crachant de l’eau dans un bassin verdi par la mousse. J’aimais particulièrement cet endroit. Il ressemblait à un passage secret qui ne se révélait qu’aux habitués, aux connaisseurs. Une antre gardée par trois regards imperturbables et immortels veillant sur qui pénètre leur repère, jugeant de qui mérite ou non d’accéder à la rue qui mène au théâtre. Je trempai mes mains dans l’eau glacée quelques secondes avant de les essuyer sur mon manteau. La bénédiction accomplie, je franchis les derniers mètres avant de saluer le bâtiment où l’entrée à la culture semblait se mériter. Je poursuivis tout droit en direction du cinéma, où je savais que m’attendrais papa pour me récupérer. 

La photo toujours aux prises de mes doigts me paraît soudain floue. Je recolle le petit morceau de pâte à fixe avant de lui faire rejoindre son emplacement sur le mur, à côté de celle de mes arrières-grands-parents. Il y aurait beaucoup de choses à raconter sur celle-là aussi, mais pas aujourd’hui. Je me promets de prendre plus de temps rendre hommage à l’Avant, sans pouvoir parler d’un passé qui me modèle toujours. Je me promets d’observer davantage mon environnement, de prendre moins de choses pour acquises. Je me promets d’accrocher plus de photos, d’avoir moins peur de les regarder en face, de chérir mon entourage. Je me promets de penser parfois plus longtemps à Charleville-Mézières, à Charle de son petit nom, avec affection plutôt qu’avec aigreur. Je me promets de la remercier pour les choses qu’elle a faites pour moi, et de garder éternellement une partie de mon âme bien au chaud en son centre. De m’excuser pour l’avoir malmenée, parfois. De lui pardonner de m’avoir écorchée, aussi. Et, je me promets surtout d’accepter qu’elle me manque.

– I.F.F.

LIGNE 40A

Un autre petit bout de moi à partager avec vous. Une histoire vraie. Bonne lecture.

2222

Je l’ai aperçu du coin de l’oeil lorsqu’il est entré dans le bus après Bauernfeldplatz ; un homme à l’allure cloche, trébuchant pour s’assoir sur le siège de gauche à quelques centimètres de moi, où seule l’allée nous séparait. Il tenait à la main ce petit sac de plastique blanc opaque où était inscrit des choses en ce que je pensais être du slovaque. Je n’ai jamais été passionnée par l’Europe de l’Est, à ma grande honte, et serais incapable de reconnaître aucune langue où les voyelles se font fantômes. J’essayais désespérément de me concentrer sur ma lecture, “La culture du pauvre” de Richard Hoggart ; désespérément car la dame installée à ma droite ne cessait de bouger et je guettais ses gestes pour savoir quand me décaler pour la laisser descendre. Beaucoup confieront que le bus n’est pas le meilleur endroit pour lire, et je les contredirai pourtant jusqu’à mon dernier souffle.

C’est soudainement que je sentis un tapotement sur mon bras. Je tournai la tête pour découvrir ses cheveux grisonnants et son sourire. Il me parlait mais sa voix ne parvenait pas à transpercer le caoutchouc vibrant dans mes oreilles. Il désigna mon livre ; je crus qu’il le commentait mais n’en avais aucune certitude. Je dégageai mon écouteur gauche mais ses mots ne firent pas sens pour autant ; son allemand, ma confusion, les lettres résonnant encore dans mon cerveau. Je lui souris en retour, acquiesçai lourdement pensant que ça lui suffirait. Pensant qu’il s’en contenterait et que je descendrais au prochain arrêt, me libérerai de cette sociabilité non préparée et pourrais paisiblement me diriger vers mon café habituel où j’étudiais. On en voula autrement. Qui, je ne saurais le dire.

Il sortit des documents de son sac, tout en exhortant des sons que je ne réussissais toujours pas à décrypter. Il me tendit un papier qu’il éplucha d’un plastique protecteur, une lettre, toute douce. Il me fit comprendre qu’il s’agissait d’une originale italienne des années 1800. Je pris conscience de l’importance de ce que je tenais entre mes doigts maladroits ; une part d’histoire. Cet homme, cet inconnu totalement banal avec son pull bleu marine, ses baskets salies par la ville, transportait dans le bus des choses d’une préciosité innommable. Il en fit même tomber une sur le sol, que je ramassais précipitamment, le coeur battant trop vite mais il ne fit aucun geste pour la récupérer avant moi. Comme s’il devait en être ainsi. Comme si cette chute faisait partie de l’histoire de ce morceau de papier. Je lui tendis, il me remercia simplement. J’avais alors dégagé mes deux tympans et totalement refermé mon livre. Il authentifiait des vieilles lettres, il était passionné de biologie sous marine, il me demanda d’où je venais sûrement à cause de mon accent, il voulait boire un café avec moi. Je n’avais pas le temps, je devais travailler. Il me dévisagea gentiment et me vanta l’ambiance du café français au coin de la rue. J’y travaille. Ah oui, je vous ai reconnue. Ah bon? Ah, oui, oui. C’est drôle. On ne vit qu’une fois, n’est-ce pas?

Je m’assis en face de lui, en terrasse verdoyante de cet autre café beaucoup trop chic pour mon imperméable trop grand et mes cheveux lavés d’hier. Je n’allais jamais dans cette rue, celle de la bourse, trop snob pour moi mais il me sembla pour lui aussi. C’était simplement la facilité, le café à deux mètres du bus ; on avait tout le temps du monde et pas une seconde à perdre. Comme souvent. Il alla commander un mélange et une eau pétillante en me demandant de veiller sur les lettres qu’il abandonna négligemment sur la table, puis revint en me disant que ça risquait de prendre quelque temps. Il se roula une cigarette et l’alluma avant de la poser entre ses lèvres. Il s’appuya contre le dossier de sa chaise, croisa les jambes et se présenta. Son prénom comme un flash disparut sous l’appréhension. Je mentis sur le mien, ce qui ne l’empêcha pas de le trouver mélodieux ; un compliment d’une ironie qui lui plairait sûrement.

Je tenais fermement mon portable entre mes mains, ne sachant pas trop si j’avais bien fait d’être là. Je me sentais comme happée dans quelque chose que je ne maîtrisais pas ; ma famille serait folle de savoir que je ne respecte pas leurs “fais bien attention à toi !” Je m’excusais mentalement à répétition tandis qu’il me racontait qu’il venait de Steiermark, mais que ça n’avait strictement aucune importance à ses yeux. Il était un voyageur. Il était allé partout, et il ne vivait que pour les surprises que la vie lui faisait ; comme toi. J’ai vite compris que je ne risquais rien, finalement. Cet homme était à la recherche d’humanité. Il souhaitait tout simplement voguer d’âme en âme, en collecter les trésors et les redistribuer. Il a notamment aimé le Laos, et m’a recommandé de ne pas voyager seule quand j’irai en Asie car les jolies filles comme toi sont des victimes faciles ; je trouvais ça particulièrement drôle. N’avait-il pas raison, avec moi assise dans ce train à ces côtés ?

Sa voix me semblait si âpre, forgée par toutes ces langues dans lesquelles il a communiqué dans ses périples. A côté, je n’étais que cette petite française installée à l’étranger par amour, le timbre douceret. J’étais impressionnée, admirative et mourrais d’envie qu’il m’inonde des images de ses souvenirs. Je lui ai demandé s’il avait écrit des livres. Il a rit, acquiescé et j’ai souris d’évidence en retour. Des blagues nulles en dialecte. Encore un monde qui m’était inaccessible. Pourquoi était-ce moi qu’il avait choisi ? Je n’étais personne, et il était tout ce que j’aspirais à devenir un jour. On était foncièrement similaire, on ne s’était pas créé les mêmes opportunités dans la vie. Il avait essayé de travailler en entreprise, mais le rythme métro-boulot-dodo ne lui convenait pas, et j’ai pris ce petit secret comme une validation de mes idéaux secrets. Il savait que moi aussi je voulais être une auteur libre de construire mes journées sans obligations. Il savait qu’on n’était pas dans le bon univers, tous les deux. Que prendre la ligne 40A tous les jours n’était pas ce à quoi nous étions destinés. Il savait que quelque chose nous liait, qu’on ne vivait pas pour tout ça. Il l’avait senti, j’en suis persuadée. Il était un rappel du destin – ou de ce qu’on veut, je crois, on interprète toujours les choses surnaturelles comme spéciales. Une alarme qui sonne pour me remettre sur le bon chemin ; depuis que je vis à Vienne, je travaille et j’étudie sérieusement dans le but de me construire cet avenir qui rendrait mes proches fiers. Ca va tes études ? Oui, ça va. Ca te plaît cette fois ? Oui, ça va, faut bien faire quelque chose. Et financièrement ? Ca va. Et après, tu fais quoi ?

Je ne sais pas.

Partir en Asie, toute seule et peut-être écrire pour cet inconnu. Le remercier ? Il n’aimerait sûrement pas. 

Mais ça ira.

fin

Why nICHt?

Bonjour à vous!

444'

Je voulais vous parler de quelque chose qui m’est arrivé. Quelque chose de tout nouveau et important pour moi. Vers huit/neuf ans, et comme beaucoup de gens avant moi, j’ai découvert ma passion pour l’écriture. Ca a commencé après avoir vu Harry Potter en VHS, tout à fait honnêtement. J’étais chez mes grands-parents et je me disais « moi aussi je veux écrire une histoire comme ça! ». De barbotages en barbotages, je rédigeais de petites histoires aux thèmes des plus variés, et toujours inspirés de mes lectures du moment. Pour citer quelques récits dont je me souviens, il y avait cette histoire de girafe/sorcière/déguisement au carnaval, une autre d’une petite fille dans sa nouvelle maison qui découvrait une tombe au fond de son jardin et un fantôme qui lui parlait, mais surtout je me souviens de cette petite nouvelle que j’avais écrite sur mon chat Croquette qui se faisait enlever (spoiler: ça finit bien).

Plus tard en grandissant, une amie m’a en quelque sorte introduite à la bande dessinée. Mes qualifications artistiques en ce domaine sont on ne peut plus restreintes mais j’ai imaginé cette histoire d’inspecteur bonhomme bâton qui enquête sur la mort d’une enfant, dont le père est suspecté et étrangement s’organise un voyage en montagne à la recherche d’indices… Beaucoup de projets n’ont bien sûr jamais atteint leurs fins, mais mes grands-parents me charient toujours au sujet de celle-ci. Je passais mes jours d’été sur la terrasse à dessiner et eux à lire.

Au collège, j’ai entâmé l’histoire d’Amy Sowell, une adolescente se retrouvant Dirigeante d’un monde parallèle plein de mystère et de magie. C’est le premier récit que j’ai officiellement terminé ; sauf la réécriture. En tous cas, les premiers jets sont là, sur mon pc et n’attendent qu’un déclencheur de ma part. Plus tard, vers mes seixe ans, j’ai écrit l’histoire d’amour d’Hadley, schizophrénique suite à de lourds traumatismes d’enfance, qui finissait en hôpital psychiatrique où toute la vérité lui était révélée. Au fur et à mesure de ma progression littéraire, créative mais aussi personelle, mon style s’est affiné et précisé. Mon dernier projet en cours n’a absolument rien à voir, et j’espère un jour arriver à le boucler.

En attendant, je me régale à écrire de petites nouvelles toujours basées sur les concepts de réflexion de soi mais également des autres, où le Temps, la société, mais aussi les émotions sont constamment remis en questionnement.

2222

C’est ainsi que le semestre dernier, j’ai eu l’occasion de publier un de mes textes dans un magazine autrichien intitulé WhynIcht? (« pourquoi pas moi? ») Un ami de mon copain m’en a parlé lors d’une soirée, très banalement et je m’étais mis en tête de soumettre une de mes oeuvres, recevoir une opinion constructive mais surtout partager mon récit au plus grand nombre. Ce magazine offre une chance aux auteurs de langues maternelles différentes (et aussi bilingues) de découvrir d’autres membres de cette communauté créative, d’échanger lors de café-lecture, et d’apprécier tout un tas de styles différents.

Le thème de l’édition de Printemps 2019 était « sci-fi time », ce qui m’a beaucoup plu et inspiré. Je vous joins un lien .pdf pour lire ce que j’ai écrit, si cela vous intéresse! (dites-moi s’il ne fonctionne pas) Ainsi que le lien du site internet du magazine.

Mon texte: [x]

WhyNicht? : [x]

Qu’est-ce que ça m’a fait de pouvoir toucher mes mots dans un livre papier? Ca m’a fait tout tout tout bizarre… De venir une auteure publiée est un de mes plus grands rêves. Pas être reconnue, pas être admirée, en vivre ou devenir quelqu’un de grand. Je veux simplement partager mes pensées avec le reste. Je souhaite que des gens y trouvent écho, que ça fasse sens dans l’esprit de quelqu’un, que quelqu’un se sente moins seul. Peut-être l’inspirer, le pousser à changer, à avancer ou tout juste à survivre. C’est ce que les livres font pour moi. Ils m’offrent cette reflection intemporelle et je désire plus que tout propager cette autra aux générations à venir. Publier dans WhynIcht est le premier pas pour atteindre cet idéal. A chaque fois que je le vois dans une librairie, mon coeur s’emballe, vraiment.

Un jour j’aurai mon petit livre à moi que tout le monde aura la possibilité de lire. En attendant je suis fière de partager les pages aux côtés d’autres auteurs talentueux venus d’autres pays. C’est aussi un échange culturel magnifique. Une chance qui nous est apportée et à qui je tendrai les bras à chaque nouvelle publication. Le prochain thème est « Voyages ». Que demander de mieux? Je vous tiens au courant!

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N’arrêtez jamais vos projets s’ils vous tiennent à coeur. Peu importe ce qu’on vous dit, peu importe le temps que ça prend, peu importe les obstacles. Foncez pour ce que vous voulez. Mieux vaut un échec que des regrets, que des « et si j’avais… ». On a pas le temps pour tout ça dans cette société où le temps court et triche. Saisissez votre moment de gloire avant qu’un autre ne s’en empare. Amusez-vous. Vivez.

LES FLEURS DE 23H30

Ohai! Je voulais aujourd’hui vous partager une nouvelle que j’ai écrite, il y a déjà quelques mois. Je vous remercie d’avance, si vous la lisez, même sans commenter. Ca me fait immensément plaisir de partager ce petit bout de mon esprit avec vous. 🙂 J’ai d’autres petits projets en cours, sait-on jamais… peut-être verront-ils le jour ici. Prennez soin de vous, et joyeuses fêtes!


 

Il ouvrit doucement les yeux. Ses paupières s’écrasaient sous le poids de la poussière du sommeil. Il les essuya lentement pour ne pas les irriter davantage, comme il en faisait souvent l’erreur. Le souffle de l’éveil entra par la baie vitrée et en balaya alors les derniers grains. Encore emmitouflé dans le draps tiède, il s’étira lentement et passa ses doigts dans l’amas de cheveux emmêlés qui couvrait son front. Il glissa ensuite le tissu sous son menton dans l’espoir de préserver un peu plus longtemps son cocon nocturne. Allongé sur le dos, il fixait intensément l’abysse au-dessus de sa tête, comme si à mesure de persévérance, il réussirait à pénétrer les ténèbres et voir au travers. Chaque fois, il se disait qu’une vision scotopique lui offrirait l’opportunité parfaite de changer sa perception de l’existence tant la nuit devait receler de secrets inaccessibles aux êtres humains. Il se trouvait probablement des milliers de mots et de concepts transparents en apesanteur devant ses prunelles ; tant d’idées, d’images dorées invisibles aux pupilles invalides. Tout ce qui lui était perceptible ne l’intéressait pas. Des petits points rougeâtres commençaient à se former et à flotter sur l’étendue noire, telle une perturbation des ondes sur un écran en veille, symptomatiques de sa fatigue.

Il s’assit puis posa les pieds sur le parquet. La fraîcheur le chatouilla sournoisement et ses orteils se contractèrent compulsivement. Il aimait cette sensation. Le froid l’avait toujours aidé à se sentir vivant ; il se souvenait des journées hivernales où il devait sortir très tôt dans la matiné. La morsure de la brise sèche sur son nez, ses doigts parsemés d’aiguilles, sa nuque spécifiquement surprotégée par des successives couches de vêtements, ses oreilles mâchouillées par les degrés… Le froid était son meilleur allié face à la tyrannie du réconfort.

Il se mit debout et secoua la tête pour arranger ses mèches rebelles. Il se dirigea vers la salle de bain, où il se passa un peu d’eau sur le visage avant de mettre un T-shirt. Derrière lui, le ciel endormi se reflétait dans le miroir. Il l’observa en se séchant les joues, appréciant le silence qui régnait autour de lui. Il jeta un coup d’oeil au petit réveil posé sur l’étagère : 22H45. Il avait encore un peu de temps devant lui avant d’avoir à rejoindre le parc et entamer sa nuit. Son rendez-vous n’avait lieu qu’à minuit, mais il aimait à être présent en avance de manière à se présenter à la nuit qui s’installait. En effet, chacune d’entre elle était nouvelle et possédait une personnalité qui lui était propre. Il trouvait inconcevable de s’imposer à la lune sans d’abord s’excuser de l’importuner.

Une fois sa tenue enfilée, il saisit le livre qui se trouvait sur sa table de nuit et sortit sans faire de bruit pour ne pas réveiller ses parents. Ils n’étaient pas au courant. Ils ne comprendraient pas.

Il savait que les étoiles aimait l’entendre lire. Evidemment, il n’en avait parlé à personne, car il était absolument convaincu qu’on le prendrait pour un idéaliste, un rêveur – un imbécile. Mais au fond de lui, il savait. Il en était certain. Il le ressentait à la façon dont elles avaient de le remercier ; jamais elles ne scintilliaient plus fort, ou n’apparaissaient plus nombreuses qu’à l’ordinaire ; elles se contentaient de le faire pleurer. Quand il les regardait, il ne pouvait s’empêcher d’être submergé par cette intense et étrange émotion. Il ne pouvait utiliser de mots assez justes pour expliciter son trouble – il n’était pas écrivain, il n’était pas journaliste, il n’était pas poète ou encore critique. Il ne connaissait pas suffisamment de manières d’exprimer les vagues de couleurs qui s’échouaient contre son coeur escarpé. Mais pleurer était dans ses capacités. Il ne nourrissait aucune honte à cette perspective, simplement une certaine frustrante ambivalence car il n’avait jamais lu nulle part pourquoi les Hommes pleuraient-ils en regardant le ciel.

Il était gardien de fleurs. Un simple gardien de fleurs.

Il était gardien de la terre.

Il était gardien de l’air.

Il était gardien de l’eau.

Il était gardien du ciel.

Ses responsabilités étaient importantes, et il s’appliquait chaque nuit à garder les fleurs du mieux possible. Il les arrosait attentivement. Il les inspectait une à une pour vérifier qu’elles ne soient pas porteuses de maladies. Il touchait le sol dans lequel elles poussaient pour s’assurer qu’il soit d’assez bonne qualité. Il ne manquait pas de regarder que les insectes accomplissaient leur devoir, sans franchir les limites de chaque être. Il jaugeait chaque angle de manière à être certain qu’elles ne soient pas excessivement exposées à l’ombre durant la journée. Parfois, il s’excusait auprès d’elles de devoir les abandonner lorsque le soleil se lève. Cependant, la santée des fleurs lui indiquait qu’elles ne lui en tenaient pas rigueur. Elles étaient en pleine forme. Les fleurs aussi aimaient l’entendre lire.

Il s’installa sur l’unique banc blanc qui faisait face au petit étang du parc. Il déposa son ouvrage sur ses genoux ; L’Alchimiste de Paulo Coelho pouvait attendre encore un instant. L’air était agité, impatient lui-aussi d’entendre la voix du gardien de fleurs. Il faisait frissonner les arbres, danser les cheveux du jeune homme, vibrer l’eau verdâtre où flottaient quelques nénuphars animés ; il amenait le parfum du bois de sapins et faisait ronronner les fleurs. La nuit était tiède et paisible. Bercé par le clapoti de l’eau, il releva les yeux vers la lune.

– Bonsoir. Je m’excuse d’être en retard, ce soir. J’étais prisonnier du Temps et je ne suis pas encore très bon négociateur.

Une grenouille sauta dans l’étang. Il acquiesça.

– Je suis gardien de fleurs, mais je vous invite à prêter également l’oreille à mon récit. Etre gardien de fleurs est très enrichissant, vous savez. Les fleurs ont beaucoup de choses à dire. Cependant, je suis curieux d’apprendre de tout le monde. Par exemple, la nuit d’hier m’a enseigné que j’avais peur des lézards. C’est idiot, vous ne trouvez pas? De toutes les secondes que j’ai passé à garder les fleurs, je n’en avais jamais rencontré un seul. C’est chose faite à présent, et ils sont terrifiants.

Il se tut, de peur d’ennuyer la nuit. Son coeur était bavard, mais il ne devait pas oublier qu’il ne connaissait pas encore son interlocutrice. Il ne pouvait pas tout dire. Se confier demandait un pénible effort et bien que le confort de cette nuit lui rappelait la précédente, les deux n’avaient rien en commun. La ressemblance est sournoise. Le paraître est pernicieux. La confiance est vicieuse. Il est aisé de se tromper de maison quand chacune s’applique à copier sa voisine pour s’attirer les mêmes privilèges. Malgré tout, il s’entendait à découvrir cette nuit-ci. A lui donner une chance. Il avait déjà donné une partie de lui-même par sa présence, quelle différence cela faisait-il désormais? Il n’avait jamais été avare.

Il ouvrit le livre qu’il serrait entre ses mains et débuta sa lecture ;

“Ne pense pas à ce qui est resté en arrière, dit l’Alchimiste, quand ils commencèrent à chevaucher dans les sables du désert. Tout est gravé dans l’Âme du Monde et y restera pour toujours.

– Les hommes rêvent du retour plus que du départ, dit le jeune homme, qui, déjà, s’accoutumait de nouveau au silence du désert.

– Si ce que tu as trouvé est fait de matière pure, cela ne pourrira jamais. Et tu pourras y revenir un jour. Si ce n’est qu’un instant de lumière, comme l’explosion d’une étoile, alors tu ne retrouveras rien à ton retour. Mais tu auras vu une explosion de lumière. Et cela seul aura déjà valu la peine d’être vécu.”

Il s’interrompit subitement car il avait entendu des bruits derrière lui. Il se retourna, son coeur avalant furieusement le sang dans sa poitrine. Il eut l’impression qu’il allait s’étouffer. Que l’oxygène ne parviendrait plus à ses poumons. Que sa gorge resterait hermétiquement close pour l’éternité. Que la chaleur picorant ses joues ne s’apaiserait ainsi jamais. Fouillant fébrilement les ténèbres des yeux, il remarqua que faiblement éclairée par le rayon de la lune, se tenait près d’un arbre, la silhouette d’une jeune fille. Le gardien de fleurs referma le livre, le posa sur le banc et se leva avec précaution, sans dévier le regard. Elle fit un pas dans sa direction et il put alors plus aisément la regarder.

En réalité, il ne vit que ses yeux. Deux grands océans d’incertitude qui le noyaient lentement en s’approchant. Pas à pas, ils l’engloutissaient et il ne lui venait pas à l’idée de commencer à nager. Il avait déjà oublié comment respirer ; il n’en ressentait même plus la nécessité. Il allait couler. Couler et ne faire qu’un avec les remous. Il allait se métamorphoser et s’adapter à la nouvelle matière qui remplissait son système bien qu’il ne sache pas encore exactement de quoi elle se composait. Quant au Temps, il n’avait pas osé s’aventurer dans l’échange dont il était pourtant le témoin.

La fille de la lune tenait ses petites mains serrées devant sa poitrine. Elle s’avança finalement vers lui puis s’assit sur le banc. Sans mot dire, il prit place à ses côtés. Le livre tomba sur le sol, mais aucun des deux ne s’abaissa pour le ramasser. Hypnotisés par l’étang, tous deux s’attendaient. Tout était parfaitement silencieux ; les grenouilles s’étaient tues, le vent n’était plus qu’un faible murmure, et même la lune se cachait derrière un nuage. Le gardien de fleurs glissa ses mains sous ses cuisses pour les empêcher de trembler. Il pensait aux fleurs qui elles, ne craignaient jamais d’être instables face aux ébats de la météo. Encore une fois, elles prouvaient qu’elles étaient plus fortes que lui. Qu’il avait incessamment besoin d’apprendre.

– J’ai souvent envie de piétiner ces fleurs que vous prenez tant de plaisir à élever, déclara la jeune fille comme si elle avait lu ses pensées.

Il déglutit.

– Ce n’est pas parce que je vous manque intrinsèquement de respect, ou que je ne les trouve pas jolies, ou que je suis une mauvaise personne. C’est simplement par instinct de contradiction. Ou par pulsion de destruction, juste parce que c’est possible. Être entourée de choses impossibles met en évidence celles qui le sont. Y résister demande beaucoup d’effort.

– Qu’est-ce qui vous retient, alors? balbutia le jeune homme.

– La même raison.

Elle tourna la tête vers lui et sourit. Il sentit l’émotion chatouiller ses joues. Il se contenta ensuite de fixer ses pieds sans rien dire. Il aperçut du coin de l’oeil qu’elle s’était abaissée pour ramasser le livre et le poser sur le banc. Le gardien de fleurs se demanda si elle venait souvent l’observer travailler, bien qu’il ne l’ait jamais vue auparavant. Elle connaissait ses habitudes mais n’avait jamais pris la peine de se présenter à lui par le passé. Était-elle alors effrayée? Simplement curieuse? Timide? Une lointaine observatrice dont il n’avait jamais soupçonné la présence malgré l’aura vibrant qui émanait d’elle. Qu’est-ce que cette nuit pouvait bien avoir de différent, finalement?

– C’est vous qui disiez à l’instant qu’elles n’étaient jamais similaires. Est-il juste de les comparer entre elles?

Pris au dépourvu, il se tourna brusquement vers elle.

– Être différent n’instaure aucun jugement de valeur. En les mettant en corrélation, je mets l’emphase sur ce que chacune a à m’apporter, et non sur ce qu’elle possède de moins qu’une autre.

Soupir.

– Les nuits ne sont pas faites expressément pour vous. Vous ou n’importe qui, j’entends. Elles se contentent d’être, et comme un voleur, vous y cherchez des éléments qui vous seront utiles pour combler le vide en votre âme. Ce vide déchirant qui vous consume lorsque le soleil est couché car tout est alors plus calme. Vous l’entendez gronder avec rage. Ainsi, vous essayez d’y remédier, vainement. Cessez de penser que la nuit pansera les blessures dont vous soupçonnez le soleil de vous avoir infligé. Ces deux-là ne sont pas ennemis, ils ne se querellent pas mais se complètent. Ces blessures viennent de vous-même. Ne rejetez pas les responsabilités sur ce qui vous dépasse.

Après une pause, elle ajouta:

– Vous ne comprenez pas la nuit, bien que vous la côtoyez inévitablement chaque fois qu’elle revient.

Il secoua la tête.

– Vous vous méprenez. Je tente de l’apprivoiser. Je me présente à elle, je lui conte des histoires, je lui fais la conversation, je place ma confiance en elle sans hésitation… mais elle ne me laisse jamais aucun répit. Elle est impitoyable. Malgré ça, je persiste. Je persiste à la respecter, car elle le mérite. Je me soumets à ses règles sans jamais la défier. Bien sûr, il en va de même pour chacune d’entre elle.

– C’est le problème. Vous attendez qu’elle vous sauve. Elle ne le fera pas. Aucune d’entre elles ne le fera.

Il acquiesça en silence. Elle jeta un regard à Paulo et haussa un sourcil mais ne fit aucun commentaire.

– Ne soyez pas impressionné par ma présence. Poursuivez votre lecture.

– Elle ne vous est pas destinée.

– Et pourquoi pas? La nuit, la lune, les fleurs ou moi… Quelle différence?

– Vous êtes trop…

– Trop humaine, hein? Qu’est-ce que vous en savez?

– Peu importe.

– Alors, lisez.

Le vent s’engouffra soudainement dans les filaments lunaires qui couvraient la tête de la jeune fille, emportant avec lui leur entêtante odeur citronnée, plongeant le garçon dans une perfide confusion. Le parfum des fleurs l’apaisait usuellement. Les effluves n’avaient jamais été hostiles à son égard, marchandes étourdies de la sérénité. Du lilas, de la rose, du muguet ; il en avait toujours été l’hôte. Le citron piqua ses narines et étreignit son coeur sans qu’il ne sache pourquoi. Son estomac se noua violemment et il toussota pour masquer son malaise. Il sentit sa salive bouillonner, son palais s’embraser sous l’acidité, sa gorge le gratter sans qu’il puisse calmer l’incendie. La fille de la lune souriait.

– Les gens sont-ils si amers que cela? Ils vous consument intérieurement alors vous vous enfermez dans le noir.  Et voilà que lui aussi vous consume à son tour. Où comptez-vous fuir, maintenant?

– Que vous êtes arrogante, articula finalement le gardien de fleurs. Vous vous permettez de porter un jugement sur moi alors que le soleil est à votre poursuite. Courez autant que vous le souhaitez, mais n’oubliez pas qui est votre adversaire. J’ai le mérite d’affronter l’entièreté de mon existence, même si je dois changer de masque quand le clair obscur s’impose.

– Vous ne comprenez rien.

– C’est une répartie facile. Vous me dérangez, vous m’insultez mais vous ne faites rien de plus que moi.

La fille de la lune reprit l’Alchimiste entre ses mains, l’ouvrit et entreprit d’arracher chaque page une à une. Le cri du papier résonnait chaque seconde, chaque seconde un peu plus vite, chaque seconde un peu plus fort aux oreilles du gardien de fleurs. Immobile, il laissait l’automne lui déchirer les tympans.

– Je vais vous raconter une histoire, dans ce cas. Vous permettez?

Ses protestations étaient prisonnières du papier qui s’égrenait pour tomber lourdement sur le sol.

Fffsht.

Boum.

Fffsht.

Boum.

Ffsht.

Boom.

Ffsht.

Ses petites mains habiles modelèrent un avion avec la dernière des feuilles qu’elles avaient dérobées.

– Tout est tellement relatif, vous ne trouvez pas? La vie – ou les événements qui la constituent, du moins – est question de perspective. Mais je ne pense pas vous apprendre grand-chose en disant ça. Je ne crois pas que vous soyez aveugle, ou bête. Bien au contraire. Je crois sincèrement que chaque être humain a la possibilité de reconsidérer les images sous d’autres filtres que celui qu’ils utilisent quotidiennement. Par conséquent, ils y verraient au travers les mêmes choses tout en découvrant ou cachant des éléments, infimes parfois, auxquels ils n’avaient pas fait attention la première fois. C’est un peu comme… la peinture. Vous êtes comme des tableaux, un peu abstraits mais vous tenez tout de même dans un cadre et on peut tous vous ranger dans un musée. Il suffit peut-être de créer quelques galeries et leur donner des noms légèrement prétentieux.

– Qui en sont les artistes?

La voix du gardien de fleurs n’était qu’un soupir. La fille de la lune pliait et dépliait l’avion encore et encore, mécaniquement sans même regarder ses gestes. Ses yeux étaient blancs, translucides et perdus dans le vent.

– Les peintres. Cela n’a pas vraiment d’importance, si? Au final, qui prend le temps de lire la petite plaquette plastifiée accrochée au mur? Vous, peut-être?

Il secoua la tête.

– Cela ne vous intéresse pas. Ou bien, cela commence à piquer votre curiosité lorsque le tableau vous plait particulièrement. Vous passez de longues minutes à le contempler. Vous changez d’angle pour essayer de voir ce qui n’existe pas. Vous vous approchez, détaillant les sillons laissés par le pinceau ainsi que les poils parfois restés imprégnés, les surcouches de couleurs, les ombres, les reliefs, tout, n’importe quoi. Vous soupirez, souriez, haussez les sourcils, ouvrez légèrement les lèvres, fronçez le nez, demandez parfois l’avis d’un ami. Vous discernez ce que votre expérience vous permet de discerner et vous finissez par porter votre jugement concluant votre observation. Finalement, une chance sur deux pour que vous jetiez un oeil au nom de l’artiste. Et combien de pourcents de chance pour que vous vous en souveniez assez longtemps pour aller faire des recherches en rentrant chez vous, après tous les tableaux que vous allez inspecter ensuite?

Elle jeta l’avion de toutes ses forces. Il flotta quelques instants dans le vide avant d’embrasser le sol à quelques centimètres de ses pieds.

– Trop faible, mais ce n’est pas pour autant que vous remetteriez les pieds dans le même musée.

– Pourquoi pas? La culture, ça n’a pas de prix! Je sais de quoi je parle! Les peintures ou les fleurs, c’est la même chose. Tout le monde les regarde, les sent, les complimente – les cueille, même! – sans jamais retenir leur nom. Aussi jamais ils ne demandent le mien!

– Que vous êtes arrogant.

Elle rit doucement. Leurs regards se croisèrent une deuxième fois ; il avait recommencé à nager précipitamment vers la plage.

– Les fleurs sont des autoportraits.

Elle récupéra une feuille sur le sol, et reprit sa construction d’avions.

– Que suis-je, dans ce cas?

– Je ne sais pas, arrogant?

Il lui prit l’avion des mains. Elle ne protesta pas, et se contenta d’en fabriquer un autre.

– Un jardinier? Une encyclopédie? Un miroir? Un voleur? Un insomniaque? Un copieur? Un explorateur? C’est vous qui décidez.

La seconde tentative échoua également.

– Et si je fais le mauvais choix? persista le gardien de fleurs.

– Je ne sais pas moi, choisissez autre chose.

– Vous ne savez rien!

La troisième n’eut pas plus de succès.

– Votre étiquette ne m’intéresse pas.

– Alors pourquoi perdez-vous votre temps, et me faites-vous gaspiller le mien?

– Peut-être avez-vous fait le mauvais choix?

– Partez, ou bien rentabilisez votre temps déjà gâché.

La neuvième non plus.

– Rentabiliser le temps… comme si le temps était un investissement et que les moments que je vivais devaient  être absolument enrichissant. Pour quel profit, d’ailleurs?

– Le vôtre. Chaque moment passé est utile. Ce sont des gouttes d’eau qui vous abreuvent et vous font grandir.

– Vous et les fleurs!

Il sourit à son tour.

– Peut-on se noyer dans le temps, dans ce cas? demanda-t-elle en le regardant.

Elle ne lançait plus d’avion.

– D’abord, il est judicieux de se demander s’il est possible de ne pas du tout se baigner dans le temps. Si effectivement c’est impossible, alors on ne pourra pas s’y noyer. Vous en conviendrez. Personne ne peut vous pousser à l’eau et vous ne pouvez pas y tomber accidentellement. C’est un flot personnel, auquel nous donnons tous une définition différente. La situation n’est que bipolaire ; soit vous pouvez vous baigner, soit vous ne pouvez pas. Dans le cas où on ne peut pas éviter le bain du temps – alors on pourra forcément s’y noyer.

– On ne peut pas juste y tremper les pieds? Et notre entourage ne peut pas influencer sur notre version du temps? Je pense par exemple que certaines personnes ont le don d’arrêter notre temps.

– Y tremper les pieds, c’est ne pas se baigner. Mettez un sablier à l’horizontale, le sable ne coulera plus. On ne peut pas y trouver de juste milieu. Quant au fait que certaines personnes aient le don d’arrêter notre temps… c’est une illusion. L’océan a des allures immobiles, c’est vrai mais il est en constant mouvement. Rapprochez-vous et vous verrez les vagues. C’est un problème de perspective, de relation comme vous le disiez. Nous avons l’impression que le temps s’arrête alors que c’est nous qui, sur le moment, cessons d’y penser – de regarder l’océan en détails.

– J’ai peur de l’eau, murmura-t-elle.

La fille de la lune semblait avoir perdu de son assurance, tout d’un coup.

– C’est compréhensible. Moi aussi.

– Donc, on peut se noyer dans le temps.

– Si ce n’est pas le temps qui nous tue, ce sera autre chose. En revanche, imaginez que vous oubliez constamment que vous êtes dans l’eau. Vous nagez instinctivement, mais vous n’avez pas conscience de la situation dans laquelle vous vous trouvez. Je suppose que ça finira par vous épuiser, mais vous suffoquerez à peine.

Elle recommença à construire des avions. Il la regardait faire, sans comprendre le but de ses tentatives répétées. Il n’osait pas lui poser la question, craignant de franchir la limite qui les séparait. Son activité semblait intime. Comme une bataille intérieure menée par des forces dont il ne pouvait estimer l’effectif ou l’objectif. Il attendait qu’elle gagne. Il ne pouvait pas comprendre, et il le savait. Il faisait des présomptions, mais il n’aimait pas être présomptueux. Qui était-il pour savoir ce qui se passait dans la tête de la fille de la lune? Il n’était même pas capable de comprendre la nuit, comment pourrait-il comprendre quelqu’un? Sur bien des points ces deux entités étaient similaires ; solitaire, unique, visible à ceux qui lèvent les yeux, éphémère, imprévisible, profonde et à l’écoute si on fait l’effort d’aussi l’écouter en retour. Malgré tout, le gardien de fleurs ne parvenait pas à établir de liens avec ses semblables. Peut-être que leur conscience faisait obstacle.

– C’est facile de rejeter la faute sur ce qu’on ne peut pas contrôler, je vous l’ai déjà dit.

Il haussa les épaules.

– C’est un manque de volonté, simplement.

– Un mauvais choix.

Elle haussa les épaules.

– Après la nuit et avant le jour, je crois qu’il existe quelque chose. Un endroit où le temps n’existe pas. Je ne peux pas expliquer la voie qui y conduit, mais nous y sommes actuellement, n’est-ce pas? C’est pour ça que vous êtes là, aujourd’hui.

Il avait prononcé ces mots plus pour lui-même que pour elle, mais elle sembla piquée au vif.

– Je croyais qu’on ne pouvait pas éviter le bain du temps. Soyez un peu cohérent.

– Ce n’est pas de cela dont je parle. Je ne sais pas. Le fantôme du temps ; le temps dans les rêves, le temps dans les souvenirs, le temps dans le manque, le temps dans l’impatience, le temps dans les histoires qu’on raconte, le temps dans la projection… il est facile à discerner, à imager. On sait relater de quoi il était fait, de quoi on pense qu’il sera fait. Mais le temps du présent est différent. On est futur et passé dans le même instant, tout va si vite. Il y a forcément ce pont entre les deux. Quand devient-on futur quand nous sommes déjà passé…?

– Me mêler à ces élucubrations est encore preuve de votre arrogance.

– Vous croyez? Vous êtes atemporelle.

Elle le dévisagea en souriant.

– Vous croyez? Vous êtes intemporel.

Il se mit debout et elle le suivit du regard. Le vent faisait virevolter les feuilles de papier qui reposaient au sol, les emportant parfois un peu plus loin sur l’herbe. Parfois dans les fleurs. Le gardien de fleurs s’étira, comme si cette conversation avait été physiquement éprouvante. Pesante. Il ferma les yeux quelques instants, et brièvement, alors qu’un avion effleura son bras, il eut juré ressentir la danse de la Terre au creux de ses os. Imperceptiblement, le vent caressant son visage. Imperceptiblement, le clapotis de l’eau. Imperceptiblement, l’aquarelle diluant le ciel. Imperceptiblement, le bâillement du soleil. Imperceptiblement, la pellicule larmoyante du temps.

Il cligna des paupières précipitamment, pris une grande inspiration et se frotta les joues. Soudain, il se souvint.

– Vous n’avez pas raconté votre histoire!

Il se retourna vers le banc et haussa les épaules. La fille de la lune avait disparu.

fin